Sylvain Knidler est animateur radio. Jusqu’ici, tout va bien. Sauf qu’il travaille pour une trentaine de stations francophones, et que son studio trône en plein milieu de son appartement parisien : deux ordis, des micros, des casques et des tables de mixage. Sylvain Knidler est ce qu’on appelle un voice tracker. Comprendre : un sous-traitant de l’animation. Lui préfère «animateur pigiste». Depuis son domicile, il anime des radios normandes, iséroises, sarthoises… Uniquement des musicales, en majorité des indépendantes et commerciales, quelques associatives, et des franchises de réseaux nationaux. Il n’en dira pas plus : «Du côté des radios, le "voice track" est assez tabou. Car quelque part, la radio ment à l’auditeur, en lui faisant croire que l’animateur est en direct et sur place, en studio.» Les offres de sa société VT Consult vont du speak - rappel de la fréquence, une info et lancement du morceau suivant - jusqu’à des émissions clé en main. La radio cliente, elle, fournit habillage et musique. L’intervention est ensuite envoyée par Internet sur un serveur et insérée entre deux morceaux par la station. Salarié en FM pendant cinq ans, Sylvain s’est lancé dans le voice track, littéralement «une piste pour la voix», en 2003. Il dirige sa société depuis 2007, et fait travailler une dizaine de petits prestataires un peu partout dans l’Hexagone.

 

Home studio

Débit rapide et enjoué, diction impeccable, Sylvain met en boîte ses speaks à la chaîne : «Ce matin, j’ai enregistré 200 interventions.» Soit quarante heures de flux en tout, pour plusieurs radios. Productif… Il ne prépare jamais ses textes («c’est de l’impro totale !») et s’il bute sur un mot, il recommence. Sylvain bosse pour des stations très différentes : «On fait presque un métier d’acteur. Pour une radio avec un public senior, ce n’est pas le même vocabulaire ni le même ton que pour une radio jeune avec une programmation dance. Ça casse le côté routine.»


Sur le marché du voice track, il existe une poignée de sociétés comparables, et des dizaines de prestataires. A l’instar de Sébastien Dumarchat, ex-animateur d’une locale et voice tracker indépendant depuis un an. De son home studio du Sud-Ouest, il travaille pour des commerciales et des associatives, et considère qu’il fait le même travail qu’un animateur lambda. «La plupart des voice trackers essayent d’amener un contenu personnalisé et rédactionnel.» Avec de l’info locale, parce que ces radios sont tenues d’en faire par le CSA.


L’animation d’un grand nombre de petites musicales est donc assurée par des voix préenregistrées, sans le frisson du direct. L’auditeur est persuadé qu’il écoute un animateur du cru, alors qu’il habite à 500 bornes et n’a jamais mis les pieds dans la région, ni dans les studios. «Je ne vois pas ce qu’il y a de choquant, se défend Sébastien. L’auditeur se fiche de savoir où est l’animateur ! Et puis ça permet aux petites radios d’avoir une antenne vivante vingt-quatre heures sur vingt-quatre.» Prouesse, donc : on a réussi à externaliser la voix radio pour une animation prête à l’avance et discount.


Aucun voice tracker contacté n’a voulu donner ses tarifs, qui oscilleraient entre 8 et 15 euros l’heure de speak. Les partisans du voice track avancent des arguments économiques, et géographiques - pas facile de trouver des animateurs prêts à animer des radios de village. «La radio, c’est de l’imaginaire, dit un voice tracker. Qu’on le fasse du Pas-de-Calais, des Pyrénées ou de Paris, c’est la même sincérité.» Une pratique qu’il justifie par la précarisation du métier : «Le voice track n’est pas en train de tuer le métier, au contraire, il permet à des petites radios d’avoir des bons animateurs, et à des bons animateurs de travailler.» Résonance, une radio qui diffuse de Dieppe à Deauville, compte onze salariés et cinq voice trackers. «Quand on n’est pas dans une grosse agglomération, je ne vois pas comment tenir une antenne autrement», avance son directeur, Francis Delafosse.


Pourtant, certaines radios se l’interdisent. A Est FM, petite commerciale installée dans le village de Puberg, dans le Bas-Rhin, on trouve six salariés et zéro voice trackers, pour quatre fréquences. «Si on raconte qu’il fait beau alors qu’il pleut, on a l’air de quoi ?» s’interroge Bernard Dolter, son président.

 

Vacances

Mais l’animation en voice track n’est pas l’apanage des petites radios. C’est une pratique fréquente dans les radios de réseaux, voire dans les musicales nationales, qui font préenregistrer leurs animateurs maison. Jean-Eric Valli, patron du groupe Start, reconnaît l’utiliser sur certaines («BlackBox, Forum, Vibrations, et le soir sur Ado») pour des questions de «confort» : départs, vacances, heures creuses. «Le challenge à la radio, c’est l’imprévu et l’émotion du direct. Il ne faut pas abuser du voice track : c’est un peu le piège de la technologie, on bascule vite.» Mais il ne voit pas l’intérêt de prévenir l’auditeur : «A la télé, ils mettent un label sur l’écran pour signaler le direct, pas le différé. C’est pareil pour nous.»


Du coup, certaines stations parviennent, pour toute la semaine, à faire tourner l’antenne avec trois ou quatre animateurs qui enregistrent leurs interventions. C’était beaucoup le cas à Ouï FM avant l’arrivée d’Arthur, fin 2008. Idem à Radio Classique : «Quand je suis arrivé en 2004, raconte Frédéric Olivennes, DG de la station jusqu’en 2008, j’ai découvert une radio totalement en boîte» : à part la matinale, toutes les plages musicales étaient assurées en voice track par des comédiens. Il assure avoir «mis à bas» cette pratique, «et doublé l’audience». Aujourd’hui, le voice track est utilisé en «roue de secours» sur Classique, assure Sébastien Lancrenon, son directeur général adjoint.


Cette pratique est, en revanche, toujours d’actualité à MFM, ainsi que Stéphane Dolly, son directeur artistique, le reconnaît : «La matinale et l’info sont en direct. Tout le reste est en voice track : pour une radio comme la nôtre, avec des plages très amples, c’est un outil pratique.» Il se défend d’employer des contributeurs extérieurs : «Le voice track est même prévu dans les contrats de nos animateurs.» Alors, pourquoi ne pas prévenir l’auditeur ? «On précise que la matinale est en direct, donc à partir du moment où on ne prétend pas que le reste l’est, je ne vois vraiment pas le problème.» Pas tout à fait l’avis de Frédéric Olivennes : «La radio, c’est le média de l’accompagnement, avec une présence incarnée par l’animateur. Le voice track, c’est comme le Canada Dry, ça a le goût de l’animation, mais ça n’en est pas.»


Isabelle Hanne
  (15.07.2010)


                              
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